Tu intègres une grande école de commerce… tu n'as pas 20
ans, venue de banlieue et lestée d’une histoire passionnelle épicée de fait
divers (ton ex petit ami du lycée t’a harcelée toute l’année de prépa avec
apothéose en agression à l’arme à feu, ça ne t’a pas empêchée de réussir les
concours) tu deviens assez vite un objet exotique, auréolé d’une brume de
danger.
Tu es populaire, tu fais partie du BDE, tu es assaillie par des prétendants
sincères, tu tombes amoureuse de l’un d’eux, pas forcément le plus assidu, mais
il finit par te plaquer (tu apprendras qu’il s’est remis avec son ex), tu es
dévastée, tu finis l’été en lambeaux… Mais tu es tellement populaire que l’ensemble
du campus se met en grève à la rentrée suivante pour t’éviter un redoublement
pour l’exemple, tu te sens forte, soutenue et entourée. Les fêtes reprennent, l’alcool
coule à flot et tu es de nouveau sur le marché. Et il se passe un truc
improbable, tu conclus avec un type qui te plait vraiment, mais… peur de t’engager
et de souffrir encore, vertige, déni… tu ne donnes pas suite. Résultat :
lui passe pour « le coup d’un soir » et toi tu troques ta figure d’objet
vaguement exotique auréolé d’une brume de danger, contre un banal « juste une
salope ».
L’alcool coule toujours à flot, et personne ne te tourne le dos pour autant,
les copains à défaut d’être tous des amis restent des copains fidèles, les
copains communs arrivent à composer sans juger.
Jusqu’ici ça passe encore.
Et puis un premier de l’an, chez des étudiants de la même école, mais une ou
deux promos en dessous. Eux ne te connaissent pas en tant que personne, juste
la grosse étiquette de chaudasse. On te sert un verre en insistant pour que tu
boives celui-là précisément, tu ne te méfies pas ! Ensuite c’est le trou
noir… tu reprends conscience en compagnie d’un type haletant des « je t’aime »
tout en te besognant (mollement quand même). L’amie avec qui tu es venue dans
ce guet-apens, vaguement réprobatrice, te dira sur la route du retour qu’elle
ne t’a jamais vue aussi déchaînée que lors de cette soirée dont tu n’as aucun
souvenir. A l’époque, on parle peu ou pas de la GHB, et même si tu es
convaincue au fond de toi que ce n’est pas une ivresse comme une autre (et tu
en as connues, mais jamais tu n'as perdu le contrôle)… tu mettras quelques années à mettre le sale nom de viol sur ce
qui t’est arrivé. Je ne nomme personne et les faits sont prescrits. Une bande
son (par chance pas de vidéo encore à l’époque) circule vaguement sur le
campus.
Le dernier semestre d’école ressemble à une descente aux
enfers : enchaînement de soirées toujours plus alcoolisées, enlaidissement
plus ou moins calculé (au moins 10 kilos, une frange improbable…), succession
de coïts approximatifs avec des mecs que tu n’as pas vraiment choisis. On ira
jusqu’à balancer dans ta piaule un jeune catho bon teint, du genre qui se
réserve pour sa promise, histoire de le dépuceler : au final il en souffrira
plus que toi qui en es, pour le coup, déjà au douzième sous-sol de l’estime de soi. Certains
des copains, enfin des copines surtout, commencent quand même à prendre leurs distances.
Tout a une fin, l’école s’éloigne, la vie active commence… Tu perds tes kilos
de trop et reprends forme humaine, ta vie amoureuse reprend quelques couleurs,
tu reviens à des partenaires choisis (mais dans ta boîte de pub qui, par
certains aspects, a des allures de campus et où les couples se font et se
défont, tu gardes tes distances... C’est bon on ne va pas la refaire !). Tu
finis même par te marier (avec le cousin de l’amie qui t’avait conduite à ce
fameux réveillon – par ailleurs un authentique féministe, qui prend plus que sa
part des tâches ménagères et de la charge mentale qui va avec, ce n’est sans
doute pas totalement un hasard) et, chose assez improbable, à être une des
premières filles de la bande à avoir des enfants, signe manifeste de rangement
et de respectabilité.
Est-ce que j’ai pardonné ? Bien sûr. Mais pardonner à qui d’abord ?
Au violeur du 1er janvier, un moche timide sans doute même vaguement
sincère et amoureux ? A ses copains qui voulaient juste lui rendre service et
expérimenter cette drogue incroyable dont on leur avait parlé, s’amuser un peu au
passage aux dépens d’une fille qui n’était rien pour eux, une fille légère qui
n’en était sûrement pas à ça près ? A l’amie qui n’a pas compris ce qui se
passait ? A l'absolu connard de goujat qui ayant "levé" la même amie - ma codouche - a tenté d'en avoir deux pour le prix d'une en passant par cette fameuse douche partagée - j'ai verrouillé évidemment ? A la jeune fille simplette et naïve que j’étais, qui n’a pas su ou
voulu voir, ou voir à temps que ce qu’elle tenait pour acquis, l’égalité hommes
femmes et la liberté sexuelle, ne l’étaient pas pour tous, dans toutes les
représentations ? La femme que je suis devenue garde énormément
de tendresse et d’empathie pour cette jeune fille-là. Chacun des personnages de
cette histoire a sa part de responsabilité individuelle bien sûr, mais c’est
bien d’un système qu’il est question ici. Je n’aime pas l’expression « culture
du viol », je la trouve excessive et déplacée. Mais il est urgent d’agir
contre les stéréotypes, contre l’effet de bande ou de meute (cela dit, dans mon
cas, avoir une bande, ne pas être isolée, m’a sans doute évité de sombrer plus
profondément encore dans ce que je n’identifiais pas alors comme une dépression). Il
est temps d’inverser les représentations du courage. Est courageux celui qui
parle et dit stop, pas celui qui, pour se conformer aux diktats de la bande,
dépasse ses limites morales pour se prouver qu’il en est capable. Est courageuse celle qui ose mettre les mots, agression sexuelle, viol, sur des
rituels qui, non, ne sont pas bon enfant.
Le temps passe et tu oublies… même le hashtag #metoo te laisse - relativement - indifférente (dans ton histoire, pas de liens de pouvoir ou d'autorité), jusqu’au fameux papier de
Mediapart sur HEC, l'ESSEC et l'EDHEC, à la sortie prochaine du livre correspondant, au hashtag #SciencesPorcs et à cette
émission avec Laure Adler sur France 5, la découverte hallucinée des soirées
zoulette.
Donc cette violence que tu as subie (et, je me permets d’insister, pas que toi : le « coup d’un soir » raillé par ses copains, le puceau, même le
violeur-amoureux haletant… sont aussi en quelque sorte des victimes, qui d’autre ?)
non seulement elle ne s’est pas éteinte, mais elle s’est aggravée à coup de
réseaux sociaux, de photomontages et de mailing lists ?
La résilience en
prend un coup, l’envie de vomir est bien là. Et je salue ces étudiantes
courageuses qui prennent le sujet à bras le corps, et j’espère bien, mais bien
fort, que les étudiants hommes les rejoindront (voire les rejoignent déjà) dans ce combat et que les écoles,
enfin, ouvriront les yeux sur ce qu’elles tolèrent par paresse intellectuelle
et morale.